En novembre dernier, c'est au tour de Méluch' himself, et son second couteau Alexis Corbière, de monter au créneau sur leurs blogs respectifs. Les deux compères fustigent la vision de la Révolution présentée par Ubisoft Montréal : une vision basée sur des « poncifs contre-révolutionnaires forgés depuis plus de deux siècles », d'après lesquels le peuple, violent par définition, source de tous les excès, aurait décollé un bon roi débonnaire et sa gentille épouse, jusque-là soucieux uniquement du bien-être des Français.
Immédiatement, la machine médiatique s'emballe. Ubisoft, qui ne demandait pas tant de pub, explique que le jeu a été réalisé sous contrôle d'historiens, à défaut d'huissiers. Et peu importe si les historiens en questions ont principalement travaillé sur la physionomie du Paris révolutionnaire et non sur le scénar', car Unity est « n'est pas une leçon d'histoire » . Le syndicat national du jeu vidéo (oui oui, ça existe) relance de six, n'hésitant pas à tweeter cette perle, pendant que bon nombre de gamers, toujours prompts à montrer l'étendue de leur bêtise, se répandent en salmigondis incompréhensibles sur le net.
Le boulot accompli pour représenter Paris laisse sur le cul. |
Le problème c'est que, à ce moment, personne n'a joué à AC: Unity, qui n'est même pas encore sorti. Mélenchon et Corbière, ne sont d'ailleurs évidemment pas des joueurs, et ne s'en cachent pas. Ils se basent, lorsque la polémique éclate, sur un trailer en particulier, réalisé par le réalisateur métalleux Rob Zombie, et sans grand lien avec le jeu. Et ce alors que d'autres montrent la foule révolutionnaire sous un meilleur jour. À commencer par la pub officielle :
Il fallait donc, histoire d'en avoir le cœur net, jouer à cet Assassin's Creed. Journaliste total jusqu'aux tréfonds de mon âme, jusqu'au bout des ongles, je me suis donc mis en tête de terminer tous les épisodes de la série, en finissant par le sulfureux Unity. Quelques dizaines (centaines ?) d'heures plus tard, je suis apte à faire parvenir mes observations au comité de salut public.
Premier constat : le boulot accomplit sur Paris lui-même est bluffant. Je crois ne pas avoir visité un lieu aussi incroyable depuis le Rapture de Bioshock. Il faut dire que les deux villes ont beaucoup en commun. Dans les grandes lignes, il s'agit de métropoles au bord du chaos, où l'espoir d'un monde meilleur (espoir déçu dans Bioshock, en plein envol dans Unity) côtoie la crasse du monde réel. Où ce qu'il reste d'une haute société dégénérée se terre dans ses palais pendant que des gangs de meurtriers parcourent les rues. Dans les détails aussi, la comparaison tient la route : les murs couverts de slogans politiques, les meurtres en pleine rue, les petites embrouilles politiques, les bordels crasseux, les refuges installés dans des égouts... sont autant de choses que l'on retrouve dans un jeu comme dans l'autre.
Chaque coin de rue, chaque quartier est l'occasion de se dire "Ha, ils ont assuré quand même". Des petits malins trimbalent des crucifix volés dans des églises. Des crieurs de rue lisent Sieyés. Des sans-culottes démontent la Bastille à coups de pioche. Un foule vocifère devant la prison du Châtelet. Des poules ont élu domicile dans Notre-Dame. Mieux encore, Ubisoft a pioché dans la mythologie qui entoure Paris et la Révolution pour en saupoudrer son jeu. C'est ainsi que je me suis retrouvé en train d'espionner le culte de Baphomet dans les catacombes, à résoudre un meurtre basé sur les écrits de Nostradamus, ou à assassiner des types en fonction des prédictions de Marie-Anne Lenormand. On retrouve là un peu de l'ambiance décrite par Pierre Bordage dans sa série L'Enjomineur.
Plus que les quelques anachronismes - au fond pas bien graves -, cette violence omniprésente a été la première chose à me faire tiquer. Parce que non, le Paris révolutionnaire n'était ni le Rapture de Bioshock, ni le Sin City de Frank Miller. Chaque impasse n'est pas devenu un charnier à ciel ouvert, et chaque boulevard un coupe-gorge où des excités promènent des têtes sur des piques. Le Paris d'Assassin's Creed: Unity, c'est un Paris où les massacres de septembre et le calvaire de Madame de Lamballe sont la règle et non l'exception. Et pourtant, il n'y là rien d'étonnant. On est dans un jeu grand public. Il faut du cool, du marquant, de l'impressionnant. Et au fond, AC: Unity est à la Révolution ce que 300 et aux guerres médiques.
Avant de payer leur demi 5 € dans un bar minable, les hipsters parisiens préféraient les messes noires. |
Le problème, c'est qu'une fois cette couche de cool grattée, la Révolution française paraît bien fade. Aguichante pour l’œil, elle se montre bien vide sur le terrain des idées. Les débats sur la peine de mort, le droit de vote, l'émancipation des juifs, l'esclavagisme, la place de la femme dans la société ? Absents, totalement absents. Tout comme Marat, Danton, Hébert, Saint-Just, Dumouriez, et même Lafayette, qui apparaissait pourtant dans Assassin's Creed III. Ces messieurs sont bien cités (et encore, pas tous...), mais sans que jamais l'on ne sache ce qu'ils font ou - plus important en ce qui nous concerne - ce qu'ils pensent.
Le plus étrange dans tout ça, c'est que, régulièrement, le jeu nous balance au visage un moment clef de la Révolution, des personnages obscures ou mêmes anecdotes peu connues. À croire que les développeurs ont voulu montrer que "si, si, ils ont étudié le truc, je vous assure, regardez". C'est ainsi qu'on voit un flashback de quelques secondes montrant Mirabeau lors du serment du Jeu de paume... Sans que cet événement ne soit mentionné ou expliqué à aucun moment. Alors moi, je veux bien ne pas être pessimiste, mais la probabilité que 99% des joueurs pensent « il se passe quoi là ? » plutôt que « le serment du Jeu de paume, la classe ! » me semble assez élevée. Et je pense aussi pouvoir affirmer sans trop me planter qu'ils vont zapper de la même manière l'importance symbolique de la marche des femmes ou du discours d'ouverture des états généraux.
Robespierre, salaud, le peuple aura ta peau ! |
Le résultat, c'est que pour les besoins d'un scénar' boiteux, les personnages essentiels de la Révolution deviennent des clichés. Danton, ce gros salopard opportuniste, devient, par une pirouette inexplicable et inexpliquée, un "héros de la Révolution". Robespierre est lui un « tyran », un « monstre ». Pourquoi ? Comment ? On n'en sait rien, puisque les mesures qu'il prend pendant son passage au comité de salut public ne sont jamais mentionnées, mais il faudra s'en satisfaire. Même combat pour Mirabeau qui, bien que propulsé sur le devant de la scène, reste un inconnu : ses discours, ses idées... Tout cela importe peu, dès lors qu'il est clairement énoncé qu'il est du côté des gentils. La palme revient à Saint-Just, dont on n'entend parler que pour apprendre qu'il aime porter des manteaux en peau humaine...
Et c'est là, précisément, que Mélenchon et Corbière ont raison : au final, malgré son enrobage apparemment sérieux, la Révolution made in Ubisoft n'est qu'une succession de clichés et d'images d'Épinal. Qui traîne derrière elle une sale odeur de réaction. Car Arno, le personnage principal, n'a au final rien à foutre de ce qui se passe autour de lui. Et lorsqu'il prend les trente secondes nécessaires pour réaliser l'étendue du bouleversement qui frappe la France, il opte pour la condamnation à peine voilée. Et le voilà qui, lors de la prise des Tuileries, ne peut s'empêcher de penser tout haut : « Cette fois-ci, les révolutionnaires vont trop loin ma bonne dame ». Étrange réflexion au demeurant, de la part d'un mec qui égorge 200 personnes à l'heure, au prétexte qu'elles ne pensent pas comme lui. Mais réflexion qui colle à l'image de la Révolution française outre-atlantique : si ce moment est amplement étudié pour ce qu'il est - l'acte de naissance de la modernité - dans les facs ricaines, il reste, pour l'Américain moyen, une version dévoyée, quasi-marxiste, de sa belle révolution de 1776, autrement plus respectable.
Les peaux humaines de Saint-Just, une histoire reprise en boucle par les blogs royalistes... et Ubisoft. |
Vous me direz là : « Est-ce grave ? Et est-ce bien surprenant ? ». Grave, cela ne l'est que parce que la Révolution française me semble de plus en plus souvent sous le feu de la critique. Par une partie de la droite dure, bien évidemment, qui n'a toujours pas digéré d'être laissée sur le côté de la route après 1792. Mais aussi de plus en plus par la gauche, qui trouve que "Liberté, égalité ou la mort", c'est peut-être trop violent et pas assez vivre-ensemble. Étant donné qu'Assassin's Creed est un des jeux les plus vendus de la terre, et qu'il va être, pour nombre de gamins dénués de tout sens critique, le premier - et probablement le dernier - contact avec la Révolution, je ne peux m'empêcher d'être quelque peu chagrin en pensant que ces têtes blondes ne retiendront de la France révolutionnaire qu'une série de meurtres et des mecs qui portent des peaux humaines.
Surprenant, ça l'est, car Ubisoft, sans avoir jamais fait des anciens Assassin's Creeds des chefs-d’œuvre d'écriture, nous avait habitué à plus subtil. La comparaison avec Assassin's Creed III est sans appel, par exemple : alors que Connor ne cesse de s'interroger sur le bien fondé de la Révolution américaine, allant jusqu'à remettre en cause toutes ses idées, Arno traverse la Révolution française sans même la voir, préférant perdre son temps à courir après une gonzesse aussi idiote que lui.